Ethiopiques n°89.
Littérature, philosophie et art
2ème semestre 2012
Auteur : Tié Emmanuel TOH BI [1]
POÊTE A REDECOUVRIR ET A DECOUVRIR
Un régime dictatorial et totalitaire, comme c’est le cas des années 60 africaines, est généralement oppressif. Lui porter la contradiction serait une forme de mise en péril de sa quiétude et même de sa vie.
Le faire relèverait d’un héroïsme, à l’orée du tragique. De toute l’histoire littéraire, Antigone est le symbole de l’audace. Voici un extrait de l’œuvre éponyme de Sophocle, rapporté par Maxime N’debeka, à l’une des pages préliminaires de L’oseille/Les citrons, juste après la préface :
Faire partie des gens qui ont été capables de dire non.
Le plus grand personnage de l’histoire du monde, n’est-ce pas Antigone.
Créon lui dit :
-De quel droit es-tu venue enterrer tes frères contre
la loi ? Puisque l’un a combattu pour la cité et l’autre, contre elle, il y en avait un qui avait tort.
Antigone répond :
– Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine,
Je suis venue partager l’amour (L’oseille/ Les citrons, p.13).
Certainement, N’debeka s’identifie, lui et toute la race des défavorisés des années 60, à Antigone. Dès cet instant, l’on perçoit le profil d’un héros tragique ; il est intrépide, sachant bien que sa prise de position peut lui coûter la vie.
Il va de soit que, affronter ou narguer un régime d’un entrain de la féodalité moyenâgeuse, c’est s’offrir en pâture à son appareil de répression. Assurément, ce qui consolide l’ivresse de son intrépidité, c’est l’amour divin que l’Antigone éprouverait pour sa communauté.
Le personnage de Sophocle l’avoue d’ailleurs : « Je ne suis pas venue sur la terre pour partager la haine, je suis venue pour partager l’amour ». Ainsi, le héros tragique semble devoir son audace à une mission sacerdotale, sous l’instigation des dieux. En ancrant son sort et celui de son peuple dans la tragédie grecque, Maxime N’debeka donne une dimension hautement élitiste au combat envisagé.
Le poème 980000 de L’oseille affiche symboliquement les mobiles de l’audace et, donc, de l’incitation au combat. Il s’établit, au nom de la dialectique, que, dès lors que les intérêts divergent, les camps se constituent et c’est la fracture sociale. La configuration des deux camps, selon la présentation qu’en fait le texte, est d’un manichéisme grossier : d’un côté, 20000 prophètes, camp des opulents, prometteurs et « faiseurs de miracles » ; de l’autre, 980000, camp des défavorisés, de la populace, qui croule sous le poids de l’existence.
C’est le règne inflexible de l’infime minorité sur l’écrasante majorité. Les 980000, c’est le camp de l’ensemble des paysans, ouvriers, chômeurs, étudiants « Qui n’ont plus droit qu’à une fraction de vie » (L’oseille, p.26). Et le mal est d’autant révoltant que l’insinue ce paradoxe :
L’usine produit
La terre est fertile
Deux plus deux, c’est bien quatre pourtant (L’oseille, p.26).
On comprend difficilement que l’usine produise, que la terre soit fertile, pendant que la famine et autres formes de disette sévissent.
C’est à juste titre que, intellectuellement, s’éjecte l’équation « deux plus deux, c’est bien quatre pourtant ». L’intervention du connecteur logique d’opposition « pourtant » qui ponctue l’équation édictée, montre l’inacceptation de la situation en cours. L’adverbe « bien » précédant « quatre », en soutenant l’inacceptation, sonde la lucidité intellectuelle. C’est la logique déconcertante de « BOUCHE PLEINE VENTRE VIDE » [3]. Les extraits suivants sont la marque de la poétisation tragique et vertigineuse de l’impasse sociale :
De nuit comme de jour
La cheminée de Kinssoundi fume
De nuit comme de jour
Le paysan songe à son champ
L’étudiant est tendu
Vers son diplôme (L’oseille, p.26).
Année après année
Un milliard de plus
Mais pour nous la vie diminue
Les gorges sont des déserts
Les ventres des océans en colère
Les yeux des oubliettes
Les corps des oranges sucées (L’oseille, p.27).
Nous venons des usines
Nous venons des forêts
des campagnes
des rues
Avec des feux dans la gorge
des crampes dans l’estomac
des trous béants dans les yeux
des varices le long du corps
Et des bras durs
Et des mains calleuses
Et des pieds comme du roc (L’oseille/Les citrons, p.26).
Sommairement, on en dénote le caractère aussi interminable qu’infernal du désastre social, comme en témoigne le vers « De nuit comme de jour », répétitif, hantant. C’est cette plèbe en branle bas, qui, à la question forcenée du poète, « Qui osera- Qui osera- Qui osera » (L’oseille, p.26), répond en chœur : « Nous oserons » (L’oseille, p.26), pourfendant ainsi la nef du silence et de la peur, voire la nef du silence peureux, comme le poète lui-même s’en fait le porte-étendard :
J’enfonce un clou dans le cerveau
Le geyser des rêves
Organise les bouquets de fleurs
De fleurs sur la nuque.
La vie bonne à danser
Sa danse bien sûr
Personne n’en doute (Les signes du silence, p.35).
L’expression phrastique « J’enfonce un clou » plus ou moins proche de cette autre : ‘’Crever l’abcès’’ : « Je crève l’abcès », est le cachet de l’audace. Il signifie : Agir vigoureusement, en tout cas, incisivement, dans un certain sens jusque-là non exploré, intouché, inabordé, en raison de quelque mythe ingurgité. L’objectif de cette action audacieuse, c’est le vécu des rêves (« Le Geyser de mes rêves »), cible de « J’enfonce le clou ». Le rêve, expression métaphorique de l’idylle ou du mieux-être, transparaît dans les expressions « bouquets de fleurs », « la vie bonne à danser »…
Les 980000, c’est le groupe des gens désabusés, qui ont résolu, non plus de se faire faire les miracles, mais, très certainement, de faire leurs propres miracles. C’est l’art à l’existentialisme, ainsi que le prônent Jean-Paul Sartre et Karl Marx.
Cette nouvelle vision, a priori, est le résultat du dépit amoureux inspiré à la masse par les 20000 prophètes, diseurs de bonne aventure, propagateurs de bonnes nouvelles, prometteurs impénitents. C’est cette frange de la société, bureaucrate, prétentieuse, insolente, démagogue, esbroufant dans la cité, que le poète désigne dérisoirement par « Eux qui ».
Dans la fièvre de la révolution, la détermination du peuple est sans faille :
Mais nous ferons nous-mêmes _ Nos miracles _ Nous ferons nous-mêmes _ Pour nous-mêmes _ nos miracles _ Finis les jours raccourcis _ Nous ne voulons plus de mise à sac _ Plus de castes _ Plus de prophètes _ Plus d’ombres noires _ Plus de couloirs obscurs _ Plus de fonction publique gloutonne (L’oseille, p.27-28).
Ici, le futur simple, en tant que temps de l’indicatif, ne devrait pas être perçu dans le sens d’un projet lointain ou chimérique. Il devrait, de préférence, être perçu dans le sens d’une action imminente, si son cours n’est déjà amorcé. Le futur, ici, est celui d’une action qui, dès qu’elle est entamée, se poursuit jusqu’à obtention de satisfaction, concomitante au pli de l’obstacle.
De l’emploi du futur, le poète passe à celui du futur proche, signe d’un regain ascendant de confiance :
Nous allons briser
tous les murs
Nous allons briser
les couloirs
Où 20000 se terrent
Où les greniers de la terre
Regorgent de tout notre riz
de toutes nos pommes de terre
de tout notre sucre
de tout notre tabac
de tous nos tissus
de toute notre vie (L’oseille, p.28).
Le sens, donc, de la lutte du peuple, c’est d’en découdre avec ses dirigeants politiques corrompus, à l’effet de leur arracher ses biens confisqués : « notre riz », « nos pommes de terre », « tout notre sucre », « tout notre tabac », « tous nos tissus »… Et ce, au mépris de la peur, de la prison et même de la mort.
Evoluant, le poète et son peuple transcendent l’acquisition de la confiance et acquièrent de l’autorité, témoin le bond du futur proche de l’indicatif à l’impératif présent et le présent de l’indicatif, expression de la certitude de la victoire :
Venez, venez vous tous
Paysans ouvriers
Chômeurs étudiants
La terre est pour nous
20000 s’en sont emparés
Mais nos têtes rasées
enfumées
calcinées
Saisissent tout de même
Aujourd’hui les mathématiques
Un million moins 20000
Nous sommes 980000
Nous sommes les plus forts
Arrachons notre part (L’oseille, p.28).
Il est certain que l’audace, surtout quand elle est irréductible, elle confère de l’autorité. Visiblement, ce qui conforte cette victoire, c’est le droit : « La terre est pour nous », « Arrachons notre part », c’est aussi la loi du nombre : « Nous sommes 980000/Nous sommes les plus forts ». L’union, dit-on, fait la force. Cette maxime est nécessairement celle de la démocratie qu’assassinent injustement les 20000.
D’autre part, si Créon, concentré du pouvoir politique, représente les 20000, il apparaîtrait hypothétique qu’Antigone représente les 980000. Objectivement, les changements peu significatifs de la réalité politique en Afrique fait constater qu’ils sont peu nombreux les gens qui osent. En Afrique, peut-être, mais dans le monde, en général. A la vérité, tout porterait à faire croire qu’ « Antigone, cet être qui les incarne ne peut appartenir qu’à l’univers de la fiction et n’être par conséquent qu’un symbole, un idéal vers lequel l’on doit tendre » [4].
CONCLUSION
L’oseille/Les citrons est un pouls sonore de la poésie des indépendances africaines. Maxime N’debeka, militant marxiste, ayant étudié en Union soviétique et flirté avec la Chine populaire, vit, à travers le cycle que constitue ses trois œuvres, un atavisme évident.
De ce fait, il est aventureux d’aborder l’une de ses trois œuvres sans établir une connexion logique ou faire allusion à l’une des deux autres ou aux deux autres à la fois. Sous le rapport de Soleils neufs, le poète est illusionniste comme tout Africain qui ne rêve que du bien de son martyr de continent ; à l’étape de L’oseille/Les citrons, le poète, maillon de sa société, est outré et désabusé, à l’échelle des disparités, du désordre et de la misère qu’il doit endurer. Les signes du silence, bouclant la trilogie initiée, évoque une Afrique en pleine méditation sur son sort. De façon réaliste, si le cycle littéraire synoptiquement décrit devrait se réduire en un tout unique, la tendance serait au dégoût dont L’oseille/Les citrons est l’identité représentative. Bref, Maxime N’debeka, poète d’Afrique centrale, du Congo Brazzaville, est le poète de L’Oseille/Les citrons. Il y reverse, au profit de son peuple, son expérience politique, littéraire et intellectuelle.
L’oseille/Les citrons, œuvre hautement philosophique, retrace la vie de Maxime, héros et héraut de son peuple abruti. Les espoirs qu’il a nourris, lui et son peuple, à l’unisson, son séjour en prison en 1973, le soutien de sa femme, amour fidèle pendant son séjour carcéral, l’apathie de son peuple souffrant, déteignent idéellement sur la verve poétique de L’oseille, scrutés à l’issue d’un discernement né du décodage des formes de ce recueil essentiellement écrit en prison. Les propos suivants de N’debeka, recueillis par une revue littéraire du Congo, résument ouvertement ce qui hante l’écriture de ce poète-philosophe :
Quand l’édifice chancelle, quand on vient à douter des camarades, de ses amis, pour ne pas être pris par le vertige, pour ne pas baisser les bras, pour ne pas se suicider, il faut s’accrocher à quelque choses qui tire en avant.
Cette chose a été pour moi l’Amour : ma femme et mes enfants. Ensuite j’ai traduit ce que j’ai vu en eux : la femme n’est plus la femme, (Mélanges, revue littéraire du Département de Lettres modernes de l’Université Marien N’gouabi de Brazzaville, cité par Amoa, Urbain, op.cit, p.79).
Il renchérit ainsi : « La femme pour nous tous qui avons été en prison c’est l’Amour, l’Amie qui est restée fidèle envers et contre tout » (Mélanges, cité par Amoa Urbain op. cit., p.79.
En s’appuyant sur ces acquis, on peut affirmer que le fondement de la poésie de Maxime N’debeka, c’est la femme, matérialisation de l’amour dans toutes ses déclinaisons.
Conceptuellement, l’amour est certainement la force spirituelle qui alimente l’écriture du poète, militant social avéré.