Brazza, le feu sous les cendres
THOMAS HOFNUNG
La statue de Pierre Savorgnan de Brazza, à Brazzaville le 30 mars 2013. (Photo Junior D. Kannah. AFP)
GRAND ANGLE En 2006, le président Sassou Nguesso accueillait en grande pompe la dépouille de Pierre Savorgnan de Brazza. En conflit avec des descendants de l’explorateur, il menace de débaptiser la capitale du Congo.
Brazzaville ne sera peut-être plus Brazzaville. Le gouvernement congolais menace de débaptiser sa propre capitale, ainsi que tous les lieux publics honorés du patronyme de Pierre Savorgnan de Brazza, le célèbre explorateur français d’origine italienne qui établit la souveraineté de la République française sur ce bout d’Afrique centrale, à la fin du XIXe siècle. La cité – qui fut aussi durant la Seconde Guerre mondiale la «capitale» de la France libre de Charles de Gaulle – pourrait perdre son nom dans la bataille qui oppose les descendants de Brazza et le Congo.
A l’origine de la colère du gouvernement de Denis Sassou Nguesso, une décision de la justice française. Rendue en septembre, elle lui ordonne de restituer à la famille de Brazza les cendres de l’aïeul qui reposent depuis 2006 au cœur d’un imposant mémorial, tout en marbre, édifié en plein centre de la capitale. Ce faisant, elle satisfait la demande adressée par des descendants de l’aventurier, furieux que les autorités congolaises n’aient pas respecté les conditions agréées par les deux parties juste avant le transfert au Congo de la dépouille de l’explorateur. Décédé en 1905, Pierre Savorgnan de Brazza reposait alors aux côtés de sa femme et de leurs quatre enfants, dans un cimetière d’Alger.
«L’affaire Brazza» débute au début des années 2000, quand l’un des arrière-petits-neveux de l’explorateur, Detalmo Pirzio-Biroli, est reçu avec tous les honneurs au Congo. Au soir de sa vie, cet octogénaire qui a fait une partie de sa carrière en Afrique – notamment dans le secteur pétrolier – est invité au Congo par la Fondation Pierre-Savorgnan de Brazza, tout juste créée par l’entourage du Président pour honorer la mémoire de l’explorateur. Elle est aujourd’hui dirigée par Belinda Ayessa, proche de Jean-Paul Pigasse, le patron français du seul quotidien local, les Dépêches de Brazzaville.
CHEZ LE ROI DES TÉKÉS
Detalmo Pirzio-Biroli est solennellement emmené en hélicoptère jusqu’à la localité de Mbé, à une centaine de kilomètres au nord de Brazzaville. C’est là qu’en 1880 son ancêtre signa avec le Makoko, le roi des Tékés (chef de la communauté locale), le traité établissant la souveraineté française sur ce territoire africain. L’Italien a revêtu pour l’occasion le costume d’époque de son aïeul. Il est reçu avec tous les honneurs. Dans ce moment de liesse générale, le roi des Tékés lui fait une proposition singulière : pourquoi ne pas transférer les restes de Savorgnan de Brazza en terre africaine, afin qu’il repose en paix sur le lieu où s’est bâtie sa légende ? Certains Congolais n’en reviennent toujours pas : les anciens colonisés proposent d’honorer la mémoire du colonisateur… «Brazza n’était pas un colonisateur comme les autres, c’était un humaniste», rétorque l’écrivain et ambassadeur du Congo à Paris, Henri Lopes.
MISSION «CIVILISATRICE»
Né dans une famille fortunée de l’aristocratie italienne, Savorgnan de Brazza est pétri des idéaux français hérités des Lumières. A 13 ans, il décide de partir étudier de l’autre côté des Alpes et s’engage dans la marine, avant d’adopter la nationalité française quelques années plus tard. Désireux de prendre part à la mission «civilisatrice» de sa nouvelle patrie, en laquelle il croit profondément, le jeune aventurier entreprend le voyage qui va le conduire sur le territoire du futur Congo.
Mais, très vite, il déchante. Nommé gouverneur du Congo pour services rendus à la République, il se heurte aux intérêts des compagnies coloniales et doit quitter son poste, la mort dans l’âme. Etabli en Algérie, il revient sur les bords du fleuve Congo au tout début du XXe siècle, à la demande du Parlement français, pour enquêter sur les graves violations des droits de l’homme dont la presse française accuse les colons. Très sévère, son rapport ne sera jamais publié (1). Savorgnan de Brazza meurt brutalement à Dakar, sur le chemin du retour vers la France, à l’âge de 53 ans. «Il était devenu très amer et rejetait la France, assure l’un de ses lointains parents, Pietro di Serego Alighieri, très impliqué dans le dossier. Sa veuve, Thérèse de Chambrun, a même refusé que ses cendres soient transférées au Panthéon.» Le couple, puis leurs quatre enfants, seront inhumés dans le caveau familial sur les hauteurs d’Alger.
Un siècle plus tard, voilà donc qu’on réclame sa dépouille au Congo. «J’ai vécu sous le régime colonial français et je me suis battu pour l’indépendance de mon pays, poursuit l’ambassadeur congolais Henri Lopes. Cela ne m’empêche nullement de considérer que l’héritage français fait partie de notre histoire, que nous souhaitons apaisée.» Tout le monde n’est pas convaincu par ces nobles motivations. «Derrière sa proposition de transfert, il est clair que le roi des Tékés espérait pour sa région des retombées financières liées au tourisme, assure Pietro Alighieri. Et qu’il n’a pas agi sans concertation au plus haut niveau.»
De fait, la proposition du Makoko passe rapidement aux mains des conseillers du Président. Ceux-ci souhaitent redresser l’image du pays et de son chef Denis Sassou Nguesso, durement entachée par les exactions de la guerre civile de 1997, puis par l’affaire des «disparus du Beach». En mai 1999, environ 350 hommes, réfugiés au Congo-Kinshasa avaient été «cueillis», par les forces de sécurité à leur arrivée au port fluvial de Brazzaville, surnommé «le Beach», alors qu’ils étaient rapatriés avec leurs familles sous l’égide de l’ONU. Nul ne les a jamais revus. D’après plusieurs témoins, ils auraient été exécutés. En 2005, sous la pression internationale, le pouvoir organisera un procès à Brazzaville. Une «mascarade», selon les ONG internationales qui s’est achevée par la relaxe des principaux suspects, tous proches du pouvoir. Quelques mois plus tard, la dépouille de Savorgnan de Brazza arrivait sur le sol congolais, avec la bénédiction de la France…
ROUTE À BITUMER, DISPENSAIRE À RÉNOVER…
Detalmo Pirzio-Biroli, ébloui par son voyage au Congo, avait en effet décidé, avec l’aide de ses deux fils, d’accepter la proposition du Makoko et amorcé la procédure de transfert des dépouilles de l’explorateur et de sa famille. Informés tardivement, et quelque peu dubitatifs sur les motivations réelles de Sassou Nguesso, les autres descendants de Brazza posent leurs conditions : le transfert des cendres devra s’accompagner de mesures en faveur de la population locale – une façon, pour eux, de respecter la mémoire de leur aïeul et d’éviter que cette affaire ne soit qu’une simple opération politique. Les autorités congolaises et la famille s’accordent sur un protocole : le village de Mbé sera relié à Brazzaville par une route bitumée, son dispensaire remis à neuf, tout comme le lycée de la capitale qui porte le nom de Savorgnan de Brazza…
Lors des cérémonies de réinhumation de Pierre Savorgnan de Brazza, à Brazzaville le 3 octobre 2006. (Photo Lionel Healing. AFP)
Après des mois de tractations, les restes de l’explorateur et de sa famille sont exhumés à Alger, en présence de quelques-uns de ses descendants et de représentants des gouvernements français et congolais. Quelques jours plus tard, le 3 octobre 2006, le mémorial est inauguré par le président Sassou, en présence du chef de la diplomatie française de l’époque, Philippe DousteBlazy, et des présidents gabonais Omar Bongo et centrafricain François Bozizé. Le maître de Brazzaville savoure l’instant. «Son autorité, il la tient moins de la force brute que des pouvoirs mystiques que lui prêtent ses concitoyens et qu’il puise des
ancêtres qui ont dirigé le Congo, assure un initié, qui rappelle les liens du chef de l’Etat avec la franc-maçonnerie. Avoir les restes de Brazza sur la terre congolaise, c’est accroître ces pouvoirs quasi-surnaturels.»
Mission accomplie pour le clan au pouvoir à Brazzaville. Mais les mesures sociales prévues dans l’accord restent, à ce jour, lettre morte. «Nous avons un plan global de dépenses à l’échelle du pays et nous avançons à notre rythme», justifie Henri Lopes. Après plusieurs années d’attente, à bout de patience, une partie des descendants de Brazza décide d’engager le fer avec les autorités de Brazzaville, assistés par l’avocat William Bourdon qui connaît bien le régime Sassou pour être à l’origine de l’«affaire des biens mal acquis». Depuis 2010, la justice française enquête sur le patrimoine immobilier et le train de vie de Sassou Nguesso et de ses proches, soupçonnés par les magistrats d’avoir puisé des millions sur les fonds publics, assimilés à une caisse personnelle.
LES AUTORITÉS TROUVENT LA PARADE
C’est ainsi qu’en septembre 2013, l’Etat congolais est condamné en appel par le tribunal de grande instance de Paris : se montrant dans l’incapacité de respecter l’accord signé, il doit restituer les cendres de Brazza. «C’est connerie sans frontières !Voilà un pays qui honore la mémoire de son colonisateur et que l’on vient emmerder. Les Congolais en ont ras-le-bol d’être harcelés par les autorités judicaires françaises», s’énerve un proche du président Sassou, faisant a llusion à l’enquête sur les biens mal acquis qui se poursuit de plus belle.
Les autorités congolaises semblent toutefois avoir trouvé la parade. Elles brandissent le droit international qui suppose l’accord de tous les membres d’une même famille pour le transfert d’une dépouille. «Vous voulez récupérer Brazza ? Et bien venez le chercher, mais au grand complet !» répondent en substance les avocats de l’Etat congolais. La famille préférerait évidemment que Brazzaville honore ses promesses plutôt que d’avoir à déménager à les cendres de l’aïeul. Lors de l’inauguration du mémorial, Philippe Douste-Blazy avait rendu un vibrant hommage à Savorgnan de Brazza, profitant de l’occasion pour évoquer les liens unissant la France à l’Afrique : «Le message qu’il nous lègue est lié à cette exigence : celle de l’invention d’un nouveau partenariat, de nouvelles relations, équilibrées, respectueuses et confiantes entre les continents.»
Aujourd’hui, l’édifice en marbre nourrit plutôt les ressentiments contre le régime de Sassou, en place depuis 1979 – avec une éclipse de 1992 à 1997 -, et contre l’ancienne puissance coloniale. D’un coût estimé entre 5 et 10 millions d’euros, vraisemblablement payé en partie par des entreprises françaises ayant des intérêts au Congo, il apparaît chaque jour un peu plus, aux yeux d’une population très pauvre, comme le symbole de l’arbitraire du régime. «A Brazzaville, certains affirment que ce sera le premier objet de la vindicte populaire le jour où Sassou quittera le pouvoir», s’inquiète un membre de la famille de l’explorateur. Ce serait la deuxième mort de Pierre Savorgnan de Brazza.
(1) Le Rapport Brazza, mission d’enquête du Congo, Rapport et documents (1905-1907), Paris, le Passager clandestin, 2014.
Thomas HOFNUNG