Cession de terres, bail emphytéotique et Fief : Les enjeux de pratiques foncières qui remontent à l’empire romain.

L’histoire des locations perpétuelles et des beaux (pluriel de bail) à longue durée en Europe nous renseignent sur les enjeux d’occupation des terres et de leurs conséquences dans les sociétés antiques.

Dans l’antiquité gréco-romaine, ces pratiques qui ont pris plus tard des dénominations variées, Fief, emphytéose, n’ont pas été des fleuves tranquilles et n’ont pas manqué de générer des tourments au sein des sociétés antiques [E. Garsonnet, Histoire des locations perpétuelles et des baux à longue durée, bibliothèque de l’école des chartes, 1880. PP 626-628].

Ces conflits fonciers ont parfois mené à des démembrements de territoires et à des expropriations. L’une des pratiques de l’Etat romain consistait à distribuer des terres aux soldats mercenaires pour les récompenser de leur fidélité. Ces mercenaires permettaient aussi de conforter le pouvoir politique romain contre les prétendants [Raphaëlle Laignoux, Politique de la terre et guerre de l’ager à la fin de la République.

Ou comment César et les triumvirs ont « inventé » des terres pour leurs vétérans ; Revue mélanges de l’école française de Rome 127 2015]. Dans le même temps, on pouvait voir se constituer des Fief pendant la période féodale, des domaines que le seigneur donnait aux vassaux étrangers moyennant redevance et loyaux services (mercenariat). Mais à terme, les rapports de force entre les propriétaires et ces occupants étrangers pouvaient changer. D’ailleurs, au sens figuré le Fief est un domaine où un groupe de personnes est maitre d’un territoire.

Ce groupe prend le contrôle de ce territoire sous plusieurs formes. On parle de Fief politique, de Fief électorale, de Fief tribale. Il en est de même pour le bail emphytéotique ou emphytéose. Cette pratique était déjà utilisée dans l’empire romain pour mettre en valeur les terres publiques et privées. Son droit a évolué.

Aujourd’hui, l’article L451-1 du code rural et de la pêche maritime français le défini ainsi « Le bail emphytéotique de biens immeubles confère au preneur un droit réel susceptible d’hypothèque ; ce droit peut être cédé et saisi dans les formes prescrites pour la saisie immobilière.

Ce bail doit être consenti pour plus de dix-huit années et ne peut dépasser quatre-vingt-dix-neuf ans… ». L’emphytéose donne le droit à un individu ou à un groupe d’individus et même à des Etats étrangers de prendre le contrôle d’un territoire pendant plus de cent ans voire mille ans.

C’est le cas au Kenya et au Zimbabwe. Au Zimbabwe, la réforme agraire des années 2000 avait fini en pugilats. Il s’agissait de redistribuer les terres occupées par les colons blancs pendant plusieurs siècles aux noirs jadis expropriés.

Pour l’administration romaine, l’emphytéose est un jus tertium, c’est-à-dire ne relavant ni de la vente ni de la location, une sorte de troisième droit dont on comprend mal les contours. C’est un droit sui generis (particulier), avec des incidences dans le droit réel français. Le preneur peut changer l’activité du bien loué, peut transformer l’environnement des terres acquises et donc expulser tout occupant autochtone du domaine.

Pour rappel, dans le code civil français, le droit réel est le droit de propriété qui donne l’utilisation exclusive et absolue d’un bien à une personne physique ou morale. Il se décline en trois composants ;

– l’usus, c’est à dire le droit de disposer des terres et d’en faire librement usage ;

– le fructus, c’est à dire le droit de tirer profit des terres acquises ;

– l’abusus c’est à dire le droit de disposer des terres à volonté.

Dans une publication de l’école française de Rome, intitulé le sol et l’immeuble, les formes dissociées de propriété immobilière dans les villes de France et d ‘Italie (XII-XIX, Olivier Faron explique comment le droit Romain utilise l’emphytéose à des fins économiques.

La stratégie consiste à faire apparaître un compromis par lequel le propriétaire conserve l’autorité sur un bien dont il perd par contre la jouissance. Un tour de passe-passe qui entraîne la modification des fonctions et des attributions du possédant, je cite « flatté et dérobé de ses plus anciens pouvoirs touchant à sa substance ». Ce stratagème datant du moyen âge permettait à une population minoritaire d’accéder à la propriété et d’en prendre le contrôle économique dans l’espace et dans le temps.

Pareillement pour le Fief dans l’antiquité, le système d’hérédité était favorable au vassal qui consolidait son droit de possession des terres. Le Fief tombait dans les mains des héritiers au détriment du seigneur concédant. L’histoire fait état de plusieurs litiges.

Les Fiefs présentaient un caractère dangereux pour les royaumes car pouvant entrainer l’accaparement des terres par les étrangers et l’instabilité politique. C’est le cas de pendant la guerre de Cent Ans, les Fiefs de Plantagenêt source de conflit avec le Roi de France. De même, les crises des rentes féodales en Angleterre au XIVe siècle font partie de ces litiges [Jean Favier ; La guerre de Cent Ans, Paris 1980 éd. Fayard]. S’agissant de l’emphytéose, ici aussi le caractère dangereux de ce type de contrat pouvait avoir des conséquences fatales pour les royaumes.

La spéculation immobilière et la perte de souveraineté sur les terres occupées par les étrangers étaient de mise. Plus proche de nous, ce sont ces préoccupations que les intellectuels de la République Démocratique du Congo ont voulu exprimer sur le projet emphytéotique de Moanda. Ce projet est cogité depuis de nombreuses années et mis au goût du jour par Gunter Nooke[Gunter Nooke, commissaire du chancelier fédéral Allemand pour l’Afrique].

Il s’agit de prendre le contrôle de cette zone riche et exproprier les populations autochtones. Nous citons ici quelques localités du Congo central concernées par l’emphytéose : Matadi, Inga, Manianga, Louozi, Banana, Muanda, Soyo, Mbaza-Ngungu, Mbanza-Kongo, Kimpese, Nseke-Manza, Songololo, Manianga.

Ce projet engage un consortium de pays européens, américains, et asiatiques qui veulent y conclure un bail emphytéotique de 99 ans. Les intellectuels congolais de la RDC, pointent du doigt les incongruités d’un tel projet et les dégâts potentiels à terme : -sur le plan identitaire, les deux intellectuels soulignent la possible marginalisation des populations dans les terres concernées, lesquelles ont un lien cosmique historique avec les autochtones, -sur le plan de la libre circulation des populations et de l’accès à leur terroir, c’est la crainte de l’expropriation des familles de leur patrimoine qui souvent est transfrontières.

D’où la résurgence des conflits interethniques sur les quelques terres moins arables laissées vacants par les promoteurs du projet, -sur le plan social, les entreprises étrangères qui y seront implantées feront appel à une maind’œuvre étrangère d’encadrement et utiliserons la main-d’œuvre autochtone à moindre coût, corvéable à merci avec le lot de paupérisation qu’on a pu observer en Amérique latine. -sur le plan économique, les retombées financières ne sont pas toujours garanties pour les populations parquées dans des réserves, alors que les Fiefs construits par ces promoteurs seront de plus en plus des forteresses pour les populations autochtones (visa d’entrée). -sur le plan géostratégique, l’accès à la mer passera sous contrôle étranger avec la conséquence sur l’ouverture du commerce maritime et fluviale dans cette zone de Banana.

Sur le plan politique enfin, laisser administrer un territoire sous le contrôle des étrangers pendant cent ans conduit nécessairement à une perte de souveraineté à terme.[José Mabuelama et Niemba Kumbu ; Projet Emphytéose Moanda : l’autre face de la médaille. blog Congo Vision].

Plusieurs rapports internationaux pointent l’opacité des acquisitions de terres en Afrique par les « investisseurs » étrangers. L’ONU s’inquiète des achats anarchiques des terres. Le marché des terres est souvent entaché de corruption et entraîne des dégâts environnementaux. La ministre sud-africaine de l’Agriculture, Tina Joemat-Pettersson considère que ce nouveau marché est une nouvelle forme de colonisation.

Pour Jeffrey Hatcher de Rights and Resources Initiative, « les acquisitions controversées de terres ont largement contribué à l’éclatement des guerres civiles au Soudan, Libéria et Sierra Leone et il y a toutes les raisons de s’inquiéter parce que les conditions sont mûres pour de nouveaux conflits dans de nombreuses autres régions ».[Jeanne Bihan le Journal Lemonde du 19 mai 2022][ Journal 20mn du 25/03/2012].

L’histoire ancienne et récente éclaire donc sur les enjeux hautement sensibles de ces contrats particuliers qui s’inscrivent dans des durées longues et qui peuvent entrainer des mutations géostratégiques majeures.

 Jean-Pierre Banzouzi

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