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QUI POUR SAUVER LE SOLDAT MABANCKOU ?
Au moment où le Congo est secoué par une grave crise sociale, économique et politique,
doublée d’un projet de cession de nos terres, les congolais de tout horizon sont en proie sur
la toile à une querelle sur la sape, tel un contre-feu allumé pour étouffer les vrais problèmes
du pays. L’historique de ce débat commence par une prise de parole de l’écrivain Alain
Mabanckou sur une plateforme tik-tok en ce mois de juillet 2024. Une prise de parole dans
laquelle il critique les sapeurs sous les angles sociaux, sociétal et économique. Il ne fallait pas
moins pour provoquer une levée de bouclier chez les adeptes de cette culture qui ont réagi,
suscitant à leur tour une contre réaction de ses partisans.
Cette avalanche de réactions et contre-réactions devient virale au point de constituer le sujet
de conversations des chaumières, des arrière-cours, voire des prises de position publique des
divers milieux dépassant les deux camps initiaux.
Dispute d’initiés
Certes, indexer de manière anonyme est le plus sûr moyen d’indexer tout le monde, du moins
ceux qui se sentent morveux et qui n’ont point tarder à se moucher. La cible a-t-elle montré
un excès de sensibilité ou bien celle-ci était-elle mal choisie ? Faille-t-il voir par la réaction que
la saillie a été trop forte ? En tout cas, bien que certains n’osent publiquement pas exprimer
leur opinion ou la taisent pour diverses raisons, beaucoup n’en pensent pas moins.
Malgré les éclaircissements apportés par le Ministère de la Sape, le gardien du Temple, tel
qu’aime se définir le Général Firenze qui en assure la charge, les querelleurs semblent ignorer
la genèse et la nature du mouvement “la Sape”.
En effet, la Sape est par essence un mouvement social de résistance et de contestation contre
l’ostracisme des régimes politiques du PCT, jadis parti unique et parti-État, à l’égard d’une
frange de la population congolaise dans les années 70-80. Ce mouvement a ses figures
emblématiques. Il s’est développé, alimenté par la crise sociale du pays et par une politique
ingrate persistante à l’égard d’une jeunesse désireuse de s’en sortir par tous les moyens,
même lorsque la motivation politique n’en constitue plus, peu ou prou, la raison
fondamentale. L’esprit de la sape a évolué. Jadis le sapeur était ce jeune fondamentalement
réfractaire à l’incurie politique des dirigeants et des pouvoirs publics. En ce début du
millénaire, le sapeur est singulièrement la personne exprimant, indépendamment de sa
condition sociale, le loisir de s’habiller avec élégance et de paraître avec exubérance. La
conscience politique tend à s’émousser dans ce milieu devenu cosmopolite.
L’amalgame
L’amalgame surgit lorsque les auteurs de la critique imposent une exigence entre vivre la sape
et posséder un quotient intellectuel ; ou encore l’exigence entre vivre la sape et posséder un
patrimoine socio-économique. Pire, l’amalgame est flagrant lorsque le sapeur est accusé
d’atrophier la jeunesse.
La réaction à cette critique épouse la même virulence et la même tonalité. Le jargon classique
des échanges houleux appelle cela “rendre coup pour coup”, là où la sagesse recommande la
compréhension réciproque et la fraternité.
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En effet, il s’agit de part et d’autre de défendre deux fiertés qui en temps normal ne sont pas
antagoniques car l’une n’exclut pas l’autre. Malheureusement, compte tenu du contexte et la
formulation, ces deux fiertés se livrent une bataille rangée.
La fierté des sapeurs (être bien habillé) exprime un sentiment de satisfaction personnelle par
l’accoutrement. Ce sentiment est un élixir qui fait abstraction de la situation sociale de
l’intéressé. Nonobstant l’image extérieure du congolais, la communauté congolaise elle-
même ne s’y trompe pas sur cette fierté perçue comme une banalité sociale, à juste titre car
l’habit ne fait pas le moine, et l’être ne se définit pas par le paraître. Dans certaines sociétés,
c’est le savoir qui prime. Dans les sociétés matérialistes, c’est la richesse. Cette dualité
existentielle détermine parfois le respect dû à l’individu. C’est ce qu’on observe dans ce débat.
L’autre fierté est celle des pourfendeurs de la sape dont l’axiome semble être “je possède un
QI et un patrimoine, donc je suis”. Celle-ci place la réussite socio-économique devant pour
accompagner le paraître. Ou encore, l’attitude en public doit être en cohérence avec la
réussite. L’exigence de corréler la Sape à toute forme de réussite (sociale, intellectuelle, et
économique) est une intrusion qui violente l’estime individuelle d’un vaste milieu méconnu,
dès lors que l’indexation anonyme englobe indistinctement tout le monde. Ne point citer de
nom ne signifie nullement que personne n’est visée. Il y a des intérêts de classe. La classe des
sapeurs, stigmatisés incultes et dépourvus de patrimoine, s’est sentie visée et les plus illustres
n’ont pas tardé à réagir.
Mais entre ces deux fiertés, il existe une troisième voie. Celle de la conscientisation, la voie de
l’équilibre qui neutralise les passions, ne clive pas et ne porte pas de jugement blessant la
dignité, mais sonde la réalité profonde de l’existence.
Sur le fond
Peut-on réellement imputer aux sapeurs la responsabilité sur la jeunesse congolaise ?
La réponse est objectivement NON. La sape n’est pas une institution publique. Le jeune
congolais qui s’inspire d’un sapeur opère un choix individuel. La responsabilité de la jeunesse
est du ressort des pouvoirs publics dont le ministère de la jeunesse en assume la charge
institutionnelle. Comme tout phénomène culturel, la Sape impacte toutes les strates de la
société congolaise. Certains ont l’aisance de l’avouer, d’autres n’en font pas une condition
existentielle. En tout état de cause, l’observateur ordinaire sait distinguer une personne sous
influence ou non de la Sape.
Ensuite, reconnaissons que la Sape fait aussi parti de la distraction de la jeunesse congolaise.
Son ampleur préoccupe bon nombre de compatriotes sur la place qu’elle prend dans la
société. C’est pourquoi il est légitime de se demander si le Congo veut réellement éradiquer
le phénomène de la Sape, ou si le Congo souhaite éviter l’atrophie de sa jeunesse. Et comment
?
Tout d’abord, la démonstration n’est pas faite que la Sape est la cause d’une atrophie de la
jeunesse. La Sape apparaît plutôt comme un effet d’échappatoire à un mal-être social suivi
avec plus ou moins de réussite. L’atrophie est une diminution cellulaire ou organique sévère
pouvant aller à la dégénérescence. L’individu qui se lance dans la Sape fait preuve de volonté
d’émancipation sans forcément atrophier ses facultés cognitives. Le reproche peut être fondé
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lorsqu’au niveau sociétal, l’activisme vestimentaire isolé n’apporte rien à l’économie
nationale. Il peut dans certains cas entraîner une ruine économique individuelle. Mais cela ne
présume pas que tout sapeur est dépourvu d’ambition patrimoniale et de culture.
Objectivement, l’avenir d’une jeunesse n’est pas une équation reposant sur ce paramètre.
Ensuite, soulignons que le régime congolais post coup d’État est responsable de beaucoup
d’égarements de la jeunesse à laquelle il a conceptualisé et inculqué l’idéologie de la
SAPOLOGIE, bien différente du mouvement originel de la Sape. Ce régime réserve une place
prépondérante aux sapologues lors des cérémonies publiques devant un parterre d’officiels
du régime. Pour couronner le tout, il a un temps nommé un ministre de la sapologie. Chaque
année, il invite à Brazzaville des sapelogues venus de France pour festoyer. N’est-ce pas là la
responsabilité qualifiable d’opium pour atrophier la jeunesse !
Au lieu de ruser de contre-feu en projetant la responsabilité sur les sapeurs qui sont
historiquement des objecteurs de conscience, la critique devrait particulièrement cibler en
priorité l’État, en second les sapologues, des personnes instrumentalisées à dessein et
nourries au dogme du régime, puis les suiveurs inconscients.
Ces faits suffisent à démontrer que le Congo n’affiche aucune volonté d’éduquer sa jeunesse
dans les normes. Sans nier l’impact social du phénomène, mais cibler les sapeurs ou leur
imputer la faute apparaît un raccourci empreint de mauvaise foi et une formulation calculée
dans un but inavouable. Parce que l’inexemplarité des uns n’est pas une excuse sur la
conduite de soi. Autrement dit, le jeune qui imite ou s’identifie au sapeur doit assumer son
choix. L’imitation superficielle, par effet de mode, sans comprendre ni adhérer aux codes du
mouvement originel, est une dépense d’énergie inutile. La persistance de ce suivisme signifie
que les causes à l’origine du mouvement n’ont pas encore disparu. Et cette persistance des
causes a un coupable : l’État congolais.
Par ailleurs, au Congo, les atrophies sont multiples et multiformes. Certains les qualifient de
gangrène, d’autres les qualifient de contre-valeurs. À l’instar de la culture du détournement
des deniers publics gratifié par des promotions encore plus injustes (le cas du dévaliseur de la
CNSS nommé Directeur à un autre poste). À l’instar aussi des détournements considérés
comme des non-évènements (circuler il n’y a rien à voir), comme le sont les détournements
au Trésor Public, à l’Hôpital de Dolisie, à la FIGA, …
L’enseignement qu’on en tire est que “le Congo a du mal à établir la responsabilité”. Que ce
soit au niveau étatique ou du citoyen, la question de la responsabilité crée des clivages, utilise
les affinités profitables aux coupables qui s’y réfugient pour échapper aux sanctions.
Au sortir de la Conférence Nationale Souveraine, le Congo a raté le rendez-vous de la
moralisation de la vie publique. Il en paye le prix depuis lors et la facture n’a pas fini de
s’allonger.
Enfin, le régime de Brazzaville avait décrété l’année 2024 “l’année de la jeunesse”. Soit ! Au
moment de tirer les conclusions, d’ici peu décembre approche, voilà que le cynisme du
système oriente l’échec prévisible de la promesse “année de la jeunesse” vers un déversoir :
les sapeurs. Dans le jeu politique, l’auteur d’une pareille diversion est traité d’allié objectif du
régime.
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La rationalité voudrait que, pour résorber les multiples atrophies sociales au Congo, il faut
investir sur l’humain (l’éducation de la jeunesse) car l’humain est le premier capital d’une
société. Il faut impulser le travail par le soutien à l’entreprenariat. Aussi, il faut investir sur la
culture et sur la déontologie à tous les niveaux administratifs. Ces investissements sont du
ressort de l’État.
Quant à l’ordre intimé aux sapeurs de se taire, l’authentique sagesse Kongo déclare que “nkwa
mayela ka be o, we na buzoba ka be o, Lahuki mpe ka be o”. Traduction : que l’intelligent soit,
que l’idiot soit, que le fou aussi soit. Ailleurs, on dit que “il faut de tout pour faire un monde”.
Nous, nous ajoutons, toute opinion sensée a droit de cité.
À l’inverse, des propos du genre
“sapeur tu n’es rien”, relèvent du mépris caractérisé indigne d’un esprit évolué, dont
l’itinéraire emprunte aussi, selon les archives du Ministère de la Sape, les voies de la sape et
de l’exhibitionnisme.
En désespoir de cause, une image écornée.
Bien malin est celui qui dira si l’auteur osera répliquer publiquement aux salves des sapeurs.
Dans un élan qui semble indiquer “touche pas à mon pote”, ses partisans se sont mis en branle
pour sauver le soldat Mabanckou érigé en sommité de la réussite ou singulièrement de
l’intellectuel sans égal ni précédent au Congo.
Comme pour dire que son statut social l’érige
en homme intouchable. Chiche !
Le tableau d’honneur africain n’a nullement besoin de la reconnaissance paternaliste
occidentale et française.
En d’autres temps, en d’autres lieux, des figures présentées comme
des intellectuels totémiques par les officines françafricaines sont apparues par la suite être
des pourfendeurs de l’Afrique.
À chacun sa fierté.
La satisfaction personnelle n’est pas une loi uniforme. Autrement dit,
chacun définit ses critères d’auto satisfaction et de réussite. En d’autres cieux, le fait de
posséder un pousse-pousse est déjà une réussite. La star qui laisse une garde-robe garnie
pense léguer un patrimoine vestimentaire de valeur. Précisons enfin que la reconnaissance
intellectuelle par l’Occident relève généralement, si ce n’est exclusivement, d’une stratégie
géopolitique qui d’une part encense ses allégeants ; et d’autre part, ne prime guère toute
littérature engagée. Il est difficile de croire qu’écrire des romans soit une littérature engagée.
Ce qui explique sans doute l’imputation d’un certain opportunisme politique mal dissimulé et
d’une opinion variable au gré des circonstances et des intérêts.
Pour conclure, disons que quand on cherche à établir la vérité par rapport à l’Histoire, on évite
la subjectivité au risque de fausser le débat et d’égarer les générations présentes et futures.
La sape au Congo a une origine politique.
Aucun miroir déformant ne pourra en changer la
véracité.
Les idoles de ce mouvement et ses victimes relèvent intrinsèquement de la
responsabilité du pouvoir politique. Point d’amalgame !
Fait à Paris, le 27 juillet 2024
NE-MPHUMU Madisu-Ma-Bimangu